De la forme du noyau atomique : une odyssée scientifique de 90 ans jusqu'aux collisions ultra-relativistes

David Verney, directeur du pôle nucléaire à IJCLab, a publié dans l’European Physical Journal A une revue de référence retraçant l'évolution du concept de forme nucléaire. Cette synthèse historique révèle comment une idée initialement controversée est devenue fondamentale pour comprendre la matière nucléaire à toutes les échelles d'énergie.

En couverture : une vue d’artiste du phénomène de translucidité nucléaire par Luc Petizon. La forme du noyau apparaît à un observateur comme moyennée dans l'espace sur toutes les orientations possibles de l'axe de symétrie, donnant l'apparence d'une sphère aux contours flous. 

Qu'est-ce que la forme nucléaire ?

Le concept de forme nucléaire désigne la déviation de la distribution spatiale de matière nucléaire par rapport à une sphère parfaite. Cette forme, caractérisée principalement par les paramètres de déformation β (élongation) et γ (asymétrie), n'est jamais directement observable : elle existe dans un référentiel intrinsèque lié au noyau, inaccessible expérimentalement. Paradoxalement, ce concept "invisible" permet de corréler et d'unifier une multitude d'observables : moments quadrupolaires, probabilités de transition électromagnétique, spectres rotationnels, et désormais les motifs de collision à ultra-haute énergie. C'est cette capacité unificatrice extraordinaire qui fait du concept de forme nucléaire l'un des piliers de la physique nucléaire moderne.

Distribution de charge nucléaire dans le nuage électronique. Le référentiel du laboratoire est défini par les axes (x, y, z). r représente la distance entre un élément de volume nucléaire (rn) et un élément de volume électronique (re).

Les prémices d'une révolution conceptuelle (1930-1950)

L'histoire commence en 1935 dans l'observatoire de Potsdam. Schüler et Schmidt, étudiant les spectres hyperfins d'isotopes d'europium, observent des anomalies inexplicables avec l'image alors universellement acceptée d'un noyau sphérique. Leur article, intitulé "Sur les déviations du noyau atomique de la symétrie sphérique", marque la naissance du concept de déformation nucléaire. Paradoxalement, cette découverte fondamentale reste marginalisée pendant près de quinze ans, victime d'un biais épistémologique : ces effets étaient observés dans les noyaux impairs et donc attribuées à l'effet d'un proton célibataire.

 

Le modèle dominant de l'époque, celui de la goutte liquide développé par von Weizsäcker et popularisé par la découverte de la fission en 1938, ne laissait aucune place à une déformation statique. Dans ce cadre théorique, le noyau ne pouvait se déformer que transitoirement, lors d'oscillations de surface ou sur le chemin menant à la fission. Cette vision semblait d'autant plus solide qu'elle expliquait remarquablement bien les énergies de liaison et le mécanisme de fission découvert par Meitner et Frisch.

©  Aung Soe Min

Le tournant de Columbia : réconcilier l'inconciliable (1949-1951)

Le véritable tournant survient en 1949 à l'Université Columbia. James Rainwater, assistant à un colloque de Charles Townes sur les moments quadrupolaires, a une intuition géniale. Les données montrent une corrélation frappante : les moments quadrupolaires s'annulent aux nombres magiques et atteignent des maxima entre eux. Mais surtout, certaines valeurs dépassent de 35 fois les prédictions du modèle en couches de Maria Goeppert-Mayer, pourtant triomphant par ailleurs.

James Rainwater en 1975, Aage Bohr et son père © AIP Emilio Segrè Visual Archives

Rainwater propose alors un mécanisme révolutionnaire basé sur l'énergie cinétique des nucléons : dans un potentiel sphéroïdal, les orbites équatoriales ont une énergie cinétique différente des orbites polaires, créant une force qui déforme le noyau. Cette idée, développée avec Aage Bohr (alors visiteur post-doctoral partageant son bureau), aboutit au modèle unifié qui réconcilie deux visions apparemment antagonistes : la structure en couches des nucléons individuels et le comportement collectif de type goutte liquide.

Cette synthèse conceptuelle ouvre deux axes de recherche majeurs autour du moment quadrupolaire intrinsèque Q₀, grandeur qui quantifie la déformation permanente du noyau dans son référentiel propre.

Premier axe : l'observation indirecte de la déformation

Les noyaux pairs-pairs dans leur état fondamental présentent un paradoxe quantique : bien que possédant un moment quadrupolaire intrinsèque Q₀ non nul (donc une forme déformée), leur spin total nul rend cette déformation non observable directement. La déformation se manifeste uniquement lors des transitions électromagnétiques vers les premiers états excités 2⁺. L'excitation coulombienne devient alors la méthode privilégiée pour sonder cette déformation cachée : l'intensité de la transition 0⁺ → 2⁺ est directement proportionnelle au carré du moment quadrupolaire intrinsèque.

Deuxième axe : les bandes rotationnelles 

Un noyau déformé peut générer du moment angulaire par rotation collective. Cette rotation produit des séquences d'états caractéristiques appelées bandes rotationnelles, où les énergies suivent la loi E ∝ I(I+1), I étant le spin total. Ces bandes constituent une signature spectroscopique directe de la déformation nucléaire.

Les expériences d'excitation coulombienne menées dès 1956 confirment ces deux prédictions, validant ainsi le modèle unifié et établissant la réalité physique de la déformation nucléaire statique.

L'âge d'or : de la superdéformation aux coexistences de formes (1960-2000)

Les décennies suivantes voient l'épanouissement du concept avec une succession de découvertes spectaculaires. En 1961, une équipe de Dubna découvre les isomères de fission, états métastables présentant des durées de vie 10²⁰ fois plus courte que celles observées jusque là. Strutinsky démontre que ces états correspondent à un second minimum dans la barrière de fission, stabilisé par des effets de couches à très grande déformation (rapport d'axes c/a ≈ 2). Cette "superdéformation" à spin nul préfigure la découverte, 25 ans plus tard, de la superdéformation à haut spin dans le ¹⁵²Dy, où la rotation stabilise des formes extrêmes.

Barrière de fission à double bosse et isomère de forme. La figure illustre deux phénomènes : la fission isomérique et la fission sous-seuil. La courbe grise montre schématiquement la barrière selon le modèle de goutte liquide pur. 

Parallèlement, les développements technologiques permettent d'explorer des territoires inédits. Les techniques de séparation isotopique en ligne (ISOL), développées notamment au CERN avec des contributions importantes des équipes d'Orsay (laboratoires avant la fusion d’IJCLab), révèlent des phénomènes inattendus. Les mesures sur les isotopes de mercure déficients en neutrons montrent des oscillations spectaculaires du rayon de charge entre isotopes pairs et impairs, signature d'une coexistence entre formes oblates et prolates. Plus surprenant encore, l'approche du nombre magique N=20 dans la chaîne du sodium s'accompagne d'une augmentation du rayon quadratique de charge, remettant en cause l'universalité de la sphéricité aux fermetures de couches.

Ces observations conduisent à un changement de paradigme dans les années 1990. La déformation et le concept même de forme nucléaire n'est plus restreinte à certains noyaux aux propriétés spécifiques mais comme un phénomène universel. Selon la formulation de Heyde et Wood, tous les noyaux possèdent plusieurs configurations de formes différentes. C'est l'interaction entre corrélations et structure en couches qui favorise l'une ou l'autre selon les conditions.

La surprise des hautes énergies : quand l'extrême rejoint le fondamental (2020-)

L'épisode le plus récent et peut-être le plus surprenant de cette histoire commence en 2020. Giuliano Giacalone et ses collaborateurs, analysant les données de collisions d'ions lourds ultra-relativistes au RHIC font une découverte inattendue : pour reproduire correctement les corrélations spatiales dans la formation du plasma de quarks et de gluons, il faut tenir compte de la forme intrinsèque des noyaux en collision.

Le Solenoidal Tracker at RHIC (STAR) est un détecteur spécialisé dans le suivi des milliers de particules produites lors de chaque collision d'ions au RHIC. © Kevin Coughlin/Brookhaven National Laboratory

Cette observation est remarquable à plusieurs titres. D'abord, elle intervient dans un régime d'énergie où les temps caractéristiques de collision (10⁻²⁴ à 10⁻²⁶ secondes) sont infiniment plus courts que les temps de mouvement collectif du noyau (10⁻²¹ secondes). Ensuite, à ces énergies extrêmes, on s'attendrait à ce que seuls les degrés de liberté internes des nucléons (quarks et gluons) soient pertinents. Pourtant, les valeurs de déformation déduites, notamment β ≈ 0,3 pour l'uranium-238, concordent parfaitement avec celles obtenues par des méthodes traditionnelles de spectroscopie nucléaire.

Cette convergence extraordinaire entre physique nucléaire de basse énergie et physique des hautes énergies constitue une validation spectaculaire de la robustesse du concept de forme nucléaire. Elle suggère que la déformation nucléaire est une propriété émergente fondamentale qui transcende les échelles d'énergie, depuis les transitions hyperfines de quelques μeV jusqu'aux collisions à plusieurs TeV.

Implications et perspectives

Cette odyssée scientifique de 90 ans illustre la puissance des concepts unificateurs en physique. Le concept de forme nucléaire, né d'anomalies spectroscopiques mineures, a permis d'unifier une phénoménologie extraordinairement diverse : spectroscopie atomique, excitation coulombienne, fission, états de haut spin, et maintenant collisions ultra-relativistes.

Pour la physique nucléaire moderne, cette histoire porte plusieurs enseignements. D'abord, elle rappelle l'importance de rester attentif aux anomalies expérimentales, même apparemment mineures. Ensuite, elle démontre la nécessité d'approches multidisciplinaires : la compréhension de la structure nucléaire a progressé par la convergence de techniques aussi diverses que la spectroscopie laser, les réactions nucléaires et maintenant les collisions d'ions lourds.

Enfin, cette nouvelle connexion avec la physique des hautes énergies ouvre des perspectives fascinantes. Si la forme nucléaire influence la formation du plasma de quarks et de gluons, inversement, les collisions ultra-relativistes pourraient devenir une nouvelle sonde de la structure nucléaire, complémentaire aux approches traditionnelles. Cette synergie entre domaines historiquement séparés pourrait révéler de nouveaux aspects de l'organisation de la matière nucléaire, depuis l'échelle des nucléons jusqu'à celle de leurs constituants fondamentaux.

En savoir plus :

Référence : D. Verney, "History of the concept of nuclear shape", Eur. Phys. J. A (2025) 61:82

 

Physique nucléaire
21/10/2025 09:34